4. Faire entrer les services publics dans le 21 ème siecle

L’action publique repose de plus en plus sur les systèmes d’information. C’est sur eux aujourd’hui que reposent les garanties d’efficacité, d’égalité, de transparence des choix, d’interaction avec les citoyens…

Les acquis des années 1997-2002 ont été largement gaspillés. L’informatique publique, et notamment État, pesante et mal maîtrisée, est redevenue aujourd’hui un handicap pour la modernisation des services publics. Les collectivités territoriales sont désormais les porteurs de l’administration électronique – et c’est à juste titre qu’elles se plaignent de l’absence de État à leurs côtés. Pendant ce temps là, les fichiers policiers prolifèrent dans l’opacité et l’arbitraire et les organismes de contrôle sont systématiquement affaiblis.



Les libertés individuelles régressent, quand elles devraient être protégées. Les pouvoirs de contrôle de l’administration s’accroissent, tandis que les nouvelles capacités des citoyens et des entreprises se limitent à l’accès à un « libre-service » administratif souvent décevant et qui sert surtout ceux qui en ont le moins besoin – les plus équipés, les mieux formés.

Enfin, bien loin de favoriser les échanges entre les agents et les usagers, les chantiers actuellement menés semblent ne viser qu’à limiter les échanges, raréfier les rencontres, supprimer le partage. C’est ce qui arrive si l’on voit le numérique comme le moyen de remplacer des hommes et des femmes par des machines... Faute d’une vision du numérique en phase avec l’évolution de la société, les pilotes actuels de « l’administration électronique » sont condamnés à l’échec.

Quel est ce nouvel horizon ? Admettre que « les citoyens ne sont pas des consommateurs ni des utilisateurs [des services publics] mais des participants. » Considérer les citoyens et les entreprises comme des partenaires du service public, les placer à égalité avec l’administration ; favoriser leur autonomie en les associant à la conception et à la réalisation des services publics ; faire que l’expérience de chacun soit mise au service de tous et faire ainsi évoluer l’administration au rythme de l’intelligence collective de la Nation.


1. Organiser l’administration électronique autour des usagers

Dossier fiscal, espaces numériques éducatifs, dossier médical personnel – mais aussi comptes clients en ligne, gestion bancaire sur Internet… le développement des téléservices débouche immanquablement sur la multiplication des espaces « personnels » en ligne où les usagers peuvent consulter leur dossier et effectuer des démarches.

C’était pour limiter ce morcellement et mettre sous le contrôle des citoyens les échanges d’informations les concernant qu’avait été imaginé, en 2001, par Michel Sapin, le projet mon.service-public.fr. Son absence après cinq ans d’atermoiements pèse cruellement. Il est urgent de mettre à disposition de chaque Français un « portfolio » facilitant l’accès et la gestion de ses données, sous son contrôle. Ce sera également le moyen privilégié, pour les usagers, de communiquer aux services publics leurs attentes, leurs difficultés, et ainsi de contribuer à leur amélioration.



Recommandation 28: Un portfolio pour faciliter les démarches de chaque usager. (Le portfolio numérique permettra à chacun d’effectuer un bilan permanent de ses droits. Sa mise en place se concentrera prioritairement sur les populations qui en ont le plus besoin.

La prise en compte de toutes les compétences, et pas seulement des diplômes, est cruciale dans la lutte contre le chômage. Le portfolio inclura prioritairement l'ensemble des diplômes, des preuves de compétences, réalisations professionnelles ou associatives, accumulés par chacun au long de sa vie. La France serait ainsi le premier pays européen à généraliser ce dispositif actuellement expérimenté à l’étranger.


Recommandation 29: Mettre en place un service public de l’identité numérique. Les approches actuelles de l’identification, répressives et matérielles, sont archaïques. La logique de la « carte d’identité », électronique ou non, doit céder devant celle d’un service public de l’identité, en ligne et hors ligne, qui permette à chacun dans une situation donnée de prouver son identité de manière efficace et non-intrusive.


2. Organiser l’accueil en fonction des publics et non des démarches

Le premier service aux usagers est l'information, dont il faut garantir la cohérence. Le gouvernement Jospin avait créé le portail Service-public.fr. Libre de droits et ouverte aux contributions des usagers, cette base devra pouvoir être utilisée par tout service, public ou privé, pour diffuser une information cohérente et à jour. Pour améliorer sa qualité et son étendue, aucun texte ne doit plus pouvoir être pris sans que sa fiche ne soit mise à jour dans cette base.

Au-delà des services disponibles directement en ligne, le numérique permet une mutation de l'accueil physique, en rendant les agents capables de répondre à un large spectre de questions et en leur donnant accès à l'information administrative et, sous le contrôle de ces derniers, aux dossiers des usagers.

Cette mutualisation est sans doute le meilleur moyen de maintenir la présence du service public sur l’ensemble du territoire – et surtout dans les zones rurales et dans les quartiers fragiles, là où, précisément, ils sont les plus indispensables.

Pour les entreprises également, la situation actuelle n’a rien de satisfaisant : les dématérialisations annoncées à grand bruit n’apportant que peu de gain en efficacité – le meilleur exemple étant la possibilité de répondre en ligne aux annonces de marchés publics, qui reste après plusieurs années de fonctionnement désespérément boudée par ceux mêmes auxquels on prétend rendre service .


Recommandation 30
Rapprocher les services essentiels des citoyens là où ils résident ou travaillent :
- Implanter les services publics dans des lieux d'accueil décloisonnés, communs à plusieurs administrations, dans lesquels les usagers peuvent rencontrer des spécialistes capables de les accompagner dans leurs démarches. Il s’agit d’ouvrir suffisamment les systèmes d’information et l’organisation des services publics pour que les médiateurs puissent être des spécialistes des publics et non des démarches, et pour que les remontées de ces guichets soient utilisées pour améliorer en continu les services publics ;
- compléter ces formes d'assistance par des services téléphoniques et visiophoniques de qualité, en revenant sur la politique actuelle d'externalisation auprès de centres d'appels qui fournissent une prestation industrialisée de bas niveau et en utilisant ces appels pour améliorer les services publics ;
- renforcer les moyens des agents mobiles du service public, bien souvent associatifs, chargés d'aller au devant des personnes isolées, à mobilité réduite ou en grande difficulté.


3. Libérer l’action des agents

Les systèmes d'information publics sont aujourd'hui développés dans une logique de défiance vis-à-vis des agents publics : il faudrait « cadrer » leur travail dans des processus toujours plus détaillés ; les remplacer le plus possible par un self-service administratif en ligne ; les contrôler par toute sorte de systèmes de reporting.

Cette frénésie de contrôle gangrène les systèmes d'information, supports du travail des agents : les projets numériques publics sont confiés à des maîtrises d'ouvrage, qui traitent toute réticence comme de la « résistance au changement », et produisent des outils souvent médiocres, à des coûts exorbitants pour des gains limités.

Il faut inverser cette logique et de mettre les systèmes d'information au service des agents. 

La connaissance de l'exigence administrative et des processus de traitement des dossiers appartient d'abord à l'agent au contact de l'usager. Il faut lui offrir une voie de retour pour élaborer par l'échange et la concertation de réelles préconisations de réforme. Pour cela, les pilotes de projets doivent observer le travail opérationnel et améliorer les outils mis à la disposition de ceux qui le réalisent, en les associant étroitement aux projets.

Il ne suffit pas de décréter la participation pour l’obtenir. Pour permettre ce dialogue, l’administration doit recourir aux méthodes modernes de gestion du développement logiciel et sortir de la logique des « grands projets » : chaque projet d’administration électronique devra livrer, au moins deux fois par an, des avancées opérationnelles mesurables.

Recommandation 31
Mener chaque année une grande enquête publique sur les procédures à problème afin d’identifier les perceptions et les attentes des publics, comme des agents, et de repérer les marges d’amélioration.


4. Vers des systèmes d’information publics agiles

Dans le cadre du nécessaire achèvement de la décentralisation, chaque entité publique, du plus gros ministère à la plus petite commune, sur le territoire métropolitain dans les DOM-TOM et à l’international au service des Français à l’étranger, doit être intégrée au circuit de l'administration électronique grâce à une infrastructure régionalisée d'échange et de partage d'informations et de dossiers électroniques de démarches entre tous les acteurs ayant à en connaître, et à eux seuls. A défaut, la décentralisation formelle se paierait d’inégalités entre les territoires et entre les citoyens. Pour favoriser un développement rapide et au moindre coût, il est souhaitable de mettre en place des centres de traitement mutualisés. Des exemples existent déjà au niveau territorial (e-Bourgogne, conseil général du Val d’Oise, etc.).

L’agilité des systèmes d’information publics ne progressera guère tant qu’ils seront sous-traités aveuglément à des directions techniques opaques ou à des prestataires mal pilotés. Il faut arrêter de voir chaque projet de développement logiciel comme autonome et non évolutif. Pour permettre l’amélioration continue des systèmes d’information publics, les systèmes d’information doivent progresser vers l’interopérabilité, en s'appuyant sur la mutualisation de briques numériques réutilisables. Maîtrise, pérennité et indépendance doivent être les trois valeurs fondamentales des systèmes d’information publics. Au-delà des référentiels existants et à améliorer, les services publics pourraient se doter à cette fin d’une Charte des systèmes d’information exprimant la stratégie suivie, la soumettait à discussion et servant de point de référence pour la définition et la conduite des projets. Un projet de charte est disponible en annexe.

Recommandation 32
Mutualisation de savoir-faire et de ressources méthodologiques entre acteurs publics et privés

Cette mutualisation facilitera cette évolution – si l’on sait préserver une compétence interne que l'externalisation tend à faire disparaître. Pour renforcer la collaboration ouverte et efficace de tous les acteurs, la mutualisation des réalisations logicielles selon le modèle du logiciel libre doit être étendue. Ce modèle permet de créer des communautés qui investissent en commun sur le développement et sur la maintenance de souches logicielles utiles à plusieurs. Il est temps d’affirmer une volonté politique en faveur du modèle du libre.


Recommandation 33
Susciter des communautés de contributeurs et d’utilisateurs

Le point crucial pour la réussite des développements mutualisés est la bonne gestion de la communauté des contributeurs et des utilisateurs. Il faut mettre en place un dispositif favorisant la constitution de ces communautés et amenant au développement rapide de briques cohérentes entre elles. Ces communautés seront d’autant plus utiles et pérennes qu’elles dépasseront les frontières des ministères et des administrations, mais aussi les frontières nationales pour faciliter les échanges et la convergence entre services publics au sein de l’Union européenne : l’Europe par la preuve passe naturellement par les systèmes d’information.

Recommandation 34
Créer un programme interministériel LOLF pour les systèmes d’information

Cette démarche de mutualisation n’a rien de naturel dans le cadre de la LOLF. En effet, faute d’un programme interministériel portant sur les systèmes d’information, ces derniers se développent sans cohérence, renforçant les « silos » mêmes qu’il s’agit de combattre. Pour le décideur de terrain, dépenser un seul euro de son budget pour d’autres, c'est nuire à ses propres objectifs. Il faut sortir de cette logique pour faire en sorte qu'un euro dépensé par une entité publique soit un euro utile pour toute la sphère publique. L'effort consenti pour la mutualisation devra être identifié, formalisé et mis en relation avec l'ensemble du budget informatique pour chaque mission. Ceci mettra en évidence les bonnes volontés, la réutilisation obtenue et les dépenses évitées.


5. Clarifier le pilotage

L’administration électronique a souffert, ces dernières années, de changements abrupts de tutelles et d’orientation. L’intégration de la modernisation de État au sein du gigantesque ministère de l’économie, des finances et de l’industrie n’a pas établi les synergies annoncées. L’éloignement de l’ancienne Agence pour le développement de l’administration électronique (ADAE) et de Service-public.fr a favorisé la gabegie (site « Administration24h24 » doublon de Service-public.fr). Il faut sortir de cette organisation vague qui n’affirme pas ses priorités.

Recommandation 35
Créer une direction des systèmes d’information publics

Une direction des systèmes d’information (DSI) publics, équivalent pour l’administration d’une DSI de groupe, rattachée au premier ministre et responsable de son propre programme doit prendre à sa charge les objectifs de garantie de l’interopérabilité, de mutualisation des compétences, des savoirs-faires, et des briques logicielles. Son budget serait de l’ordre de 10% de la dépense informatique de État . Cette agence pourrait avoir un conseil d’orientation composé des responsables des systèmes d’information publics de manière à aligner ses activités avec celles des ministères.

Recommandation 36
Confier à un seul ministère la responsabilité des services au public (guichets, téléphones, internet etc.)


Un ministre chargé du service public ayant autorité sur la stratégie de distribution (directe et indirecte) des services publics. 

Ce ministère se substituerait à celui de la « réforme de État », trop autocentré sur État pour permettre l’évolution nécessaire et prendre en compte la décentralisation. Porteur de son propre programme au sens LOLF visant à améliorer l’accueil et le traitement des citoyens, ce ministre se verrait rattacher fonctionnellement l’ensemble des services ministériels en charge de l’accueil et du traitement des usagers et directement les services interministériels spécialisés, à commencer par Service-public.fr.


6. Renouveler et approfondir la protection des données personnelles

Le développement de l'échange et du partage des données doit se faire dans le respect – mieux, dans l’accroissement de la protection de la vie privée. Des systèmes informatiques bien conçus, réduisant les données exploitées au strict nécessaire pour la procédure en cours, contrôlés par une CNIL dotée de pouvoirs réels, permettront de réduire la diffusion de données inutiles et de donner aux Français une véritable vue d’ensemble et la maîtrise réelle de l'utilisation de leurs données.

L’essor d’Internet et du numérique repose sur la confiance des Français envers ces systèmes et ceux qui les opèrent pour respecter leur vie privée. 

Cette confiance est fragile et ne doit pas être trahie. Il faudra revenir sur des mesures récentes qui l’entament :
• Interrompre et remettre à plat le projet INES (carte d'identité biométrique consultable à distance) ;
• revoir en profondeur le projet de dossier médical personnel pour s’assurer des gains en qualité des soins et des garanties données aux usagers ;
• revenir sur les modifications récentes de la loi « Informatique et libertés ».
• rétablir le contrôle a priori et a posteriori des fichiers policiers.

Cette remise à niveau de l’administration électronique en matière de protection des données personnelles passe par le doublement des moyens de la CNIL, qui n'est plus en mesure aujourd'hui d'accomplir sa mission .

7. Libérer les données publiques

Les administrations collectent et détiennent des données sur tous les aspects de la vie sociale, économique, culturelle et des territoires. Ces données constituent un bien public. Ce sont des ressources pour l’ensemble des secteurs économiques. Elles permettent de développer des activités et même des marchés, comme celui, par exemple, des données géo-localisées.

Le débat sur la valorisation de ce patrimoine est récurrent. Faut-il privilégier une rentabilisation monétaire, par la vente de ces informations (comme nous y invite le rapport récent sur l’économie de l’immatériel) ou valoriser ces gisements de données en permettant à tous (particuliers, associations, entreprises) d’en tirer parti, et de les exploiter, commercialement ou non ?

Le gouvernement Jospin, en 1997, a tranché partiellement ce débat en prescrivant la mise en ligne gratuite des « données publiques essentielles », donnant un coup d’arrêt à la commercialisation des données publiques. Il clarifiait ainsi des situations confuses, comme la concession à un diffuseur privé des banques de données juridiques. Depuis 1997, les administrations ont pris l’habitude de diffuser des volumes considérables de textes, de données statistiques et de rapports, réalisant au passage de considérables économies sur les budgets de publication imprimée.

Cette doctrine laissait cependant de côté les grands établissements publics qui gèrent de coûteuses infrastructures, comme l’Institut Géographique National (IGN) ou Météo France. La transposition de la directive sur la réutilisation des informations du secteur public aggrave cette situation. Soumis à l’obligation de dégager des ressources propres, (parfois jusqu'à 50% de leur budget), ces établissements pratiquent des tarifs souvent élevés, vis à vis des utilisateurs comme des diffuseurs.

Cette logique conduit à des situations aberrantes. Ainsi, récemment, l’IGN (dont la compétence n'est pas ici en cause), soucieux de contrecarrer les services GoogleMaps et GoogleEarth de Google, a ouvert un portail (Géoportail) de cartographie numérique et d’images satellitaires de la France. Contraint de générer des ressources propres, il en a verrouillé les fonctionnalités et a déformé volontairement certaines images pour empêcher de copier les cartes, de les réutiliser ou de les rediffuser.

Ces pratiques tarifaires et malthusiennes brident le développement de nouveaux services par des tiers et l’émergence de nouveaux acteurs. Elles ouvrent un avantage concurrentiel aux projets étrangers (privés ou publics) tels que GoogleMaps. Elles brident aussi la recherche. Faute de disponibilité simple des données de l'INSEE et du Ministère de l'emploi, les chercheurs en économie français travaillent sur les données américaines (le Census Bureau diffuse tout sur Internet) et... en savent plus sur les mécanismes économiques américains que sur ce qui se passe en France !

L’expérience récente et l’observation de ce qui se passe à l’étranger plaident pour une approche “ouverte” des données publiques, qui laisse l'innovation s'exprimer à partir de ces données mises en accès libre.


Recommandation 37
Rendre les données publiques accessibles à tous :
- Élaborer des licences définissant clairement les droits des utilisateurs, notamment sur la réutilisation des données publiques. Y compris à des fins commerciales.
- Financer correctement le fonctionnement des Etablissements publics en charge d’infrastructures informationnelles (comme l’IGN ou Météo France)
- Permettre la libre réutilisation de la base de connaissances du portail Service-public.fr par tout service, public ou privé, pour diffuser une information cohérente et à jour.

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